Yves Bergeret
12 septembre 2004
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Maya Mémin a une longue et belle pratique des livres d’artiste. Divers éditeurs de poésie et de livres rares l’ont depuis des années invité à en créer avec leurs auteurs. Mais surtout, elle a en créé et édité elle-même dans son atelier. L’initiative le plus souvent lui en revient et elle invite alors tel auteur, tel poète qui connaît son œuvre, à lui proposer un texte. Ce texte un matin le voici, qu’elle aime, qu’elle imagine dans une mise en pages, qu’elle pense et repense. Un jour enfin la forme, l’élan et le rythme du livre sont là, le livre est là, beau, nu et mûr comme la lumière du jour sur une ample et simple plage à marée basse à l’aube.
Le travail de préparation des plaques à graver, le travail de préparation des couleurs, l’impression des essais et des épreuves, le lent labeur de la presse dont elle tourne les longs bras, tout cela avance pas à pas, dans le silence nombreux de l’atelier. Et voilà quelques jours après, les tirages sont faits, ont fini de sécher ; Maya Mémin plie les pages, assemble les pages, serre la couverture et le livre est là, droit comme un enfant qui se redresse assis pour la première fois et ouvre grand ses yeux sur le monde qu’il découvre, sur le monde dont il est en fait le lointain descendant, plein de réminiscences enfouies encore dans les profondeurs des plis de sa peau et de la chair de son corps, enfant vivace et frêle et vif argent, dressé presque debout sur le sable humide que l’eau de la mer retirée laisse, marée basse sous le vent et le ciel.
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Le livre d’artiste, venant par les mains et les yeux de Maya Mémin, lent, beau, calme.
Voici de grandes nuées dans le ciel clair étirées et allant glissant sur la terre onduleuse de Bretagne,
lumière et ombre, ciel et nuée clairsemant bigarrant, ocellant tigrant, ajourant anuitant la terre, le corps, la peau, les yeux.
Ouvrir, fermer le ciel, ouvrir, fermer les yeux.
Grandes nuées, ombre et lumière, couleur et puis couleur, ce sont les gravures, les empreintes sur les pages du livre.
Respirer, inspirer, expirer.
Tourner les pages du livre, reprendre souffle avec le vent léger que la tourne de la précédente page libère
et au revers rien, une ombre, une attente de signes, de traces, de mots, de lignes, de couleurs
et là, voilà, ensuite, sur la page de droite, la « belle page », plein jour sur la terre, sur le corps, sur les yeux.
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Ne pas se cogner la tête, marcher courbé sous le plafond de l’atelier, sous le ciel bas, sous le vent d’océan qui fauche et délave et détruit et dégage sur cette terre des friches sans édifices, sans grands arbres, mais friches de pure couleur, et voici, en marchant, faire naître la lumière.
Marcher sur les feuilles mortes
en faire naître dans de grands crissements, en faire jaillir dans de secs et beaux crissements la couleur, et peut-être même la lumière.
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Poser l’encre et l’empreinte, toucher du plat de la main la chair sensible de la vie, ainsi va Maya Mémin de page en page du livre qu’elle imprime et crée.
Papier que le vent froisse et aime, baisers du vent, ailes d’oiseau, mues mortes de libellules à la beauté tragique, mues grandes comme le ciel de l’aube ou comme en septembre le ciel du soir.
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Une certaine volonté d’optimisme éclaire le geste de Maya Mémin qui imprime ses empreintes et ses plaques, une volonté de voir net sur un monde que pourtant le gris presse, que la douleur, la tristesse ou la mort travaillent, mais oui, poser les pas sur les feuilles mortes, fouler l’humus, à vif poser la couleur et la couleur, dans le cousinage des mots et des métaphores qui, eux, strient l’épaisseur du monde et du temps, à vif poser la couleur encore et toujours, pas à pas marcher tel Sisyphe qu’il faut croire heureux. Une sorte de confiance fine, vulnérable et aiguë.
La proximité des lettres et des mots avec la couleur crée une lumière seconde par laquelle brillent, tels des reflets, les traces de pas mystérieux sur la peau du monde. Maya Mémin aime ce compagnonnage des mots, qui sont aussi à l’ouvrage pour ouvrir des itinéraires dans la lourde terre de la vie.
Tracé et forme de la lettre écrite à la main, geste qui strie et marque la feuille, voilà ce que Maya Mémin accompagne de ses empreintes ; beaux aplats pressés, souvent en simples monotypes, sur la peau du monde, c’est-à-dire ici sur la page du livre.
Tracé de la ligne d’écriture sombre si ce n’est noire, nuit plus nuit que le soir du monde, qui plonge le lecteur dans un deuxième monde où la pensée afflue comme un sang soudain.
Mais ce n’est pas un autre monde, c’est le même, celui dont les matins et les soirs nous voient marchant, marchant toujours tandis que les nuées courent basses sous le ciel.
La métaphore poétique devient encore plus nettement, plus lucidement, dans les livres de Maya Mémin, l’intuition humaine ouvrant l’épaisseur obscure du monde ; et la couleur jaillit alors et se pose en larges plages vives et lumineuses, mais nous tournons déjà la page.
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Livre à larges pages épaisses où quelqu’un laisse la trace de ses pas; chaque page une plage à marée basse, traces de pas, empreintes de couleurs, d’objets colorés jetés à plat sur la sable frais,
ou manteaux jetés sur le sable,
drap vite jeté sur le corps étalé nu vivant ou mort sur le sable.
Le livre est le grand recueil, le grand cercueil des mues, l’hommage des yeux et de la pensée de celle qui l’a fait, puis de celui qui le lit, hommage à ce qui passe en misère et splendeur et nous fait signe de près et déjà de si loin
de loin, c’est le livre, c’est la chair étrange du livre.
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Frappé par la beauté lucide et heureuse, frappé par la sensibilité frêle et comme vibrante des couleurs que pose Maya Mémin sur ce qu’elle choisit comme support, toiles, papiers, tissus, plastiques, j’ai écrit, pour qu’ils aillent avec ses œuvres dans de grandes « installations », des suites ou des séquences de mots qui forment poème. Poème en espace. Séquences rythmées de brèves métaphores gnomiques, groupes de mots, métaphores que Maya Mémin et moi posions à même le sol de la salle d’exposition, mots qui sont encore d’autres objets, sans doute touchants eux aussi, laissés sur la laisse de basse mer, autres lambeaux de vêtements orphelins que le retrait de la mer dépose sur le sol de ce lieu où nous exposions, Brest, Paris ou Rennes.
Et il est arrivé que ces séquences de poèmes, que Maya Mémin et moi aimons appeler des « mots-couleurs », se déposent aussi sur les murs du lieu d' »installation » ou d’exposition parmi les grands papiers qui portent l’appui de la main de Maya Mémin, qui portent le poids aérien de la couleur, qui portent témoignage de la trace légère de la passante inconnue partie à pas légers, en souriant, nous regarder depuis l’autre côté du monde.
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